Entretien

2025 : Quels sont les défis et les opportunités pour le mouvement syndical ?

Luc Triangle, secrétaire général de la Confédération syndicale internationale (CSI), partage son point de vue sur les défis et les opportunités pour le mouvement syndical en 2025. M. Triangle exprime également ses attentes à l'égard de la Conférence internationale du travail qui se tiendra en juin 2025 et du deuxième sommet mondial pour le développement social qui aura lieu en novembre 2025.

27 janvier 2025

Contenu également disponible en: English español
Luc Triangle

ACTRAV INFO: Si l’on fait le bilan de 2024, quels ont été les temps forts et les acquis de l’action du mouvement syndical international?

Luc Triangle: En 2024, la CSI a mis l’accent sur plusieurs domaines clés qui ont montré la résilience et la force du mouvement syndical mondial: la démocratie, l’égalité, le salaire vital, l’action climatique et l’organisation syndicale.

Parce qu’ils forment le plus vaste mouvement social au monde, les syndicats sont les défenseurs naturels de la démocratie et des droits humains à travers le monde. Nous avons été aux côtés des mouvements démocratiques dans les pays où les syndicats étaient confrontés à de graves menaces. Par nos campagnes et nos actions de sensibilisation internationales, nous avons mis en évidence le pouvoir croissant d’individus qui minent les institutions démocratiques et avons réaffirmé notre engagement pour la défense des droits et des libertés des travailleurs.

La promotion de l’égalité et de l’inclusion a été un autre domaine de progrès essentiel, en ce sens que nous avons agi pour lutter contre la discrimination et pour promouvoir des politiques répondant aux besoins des catégories sous-représentées, en particulier les jeunes, les peuples indigènes, les travailleurs migrants et les travailleurs de l’économie des soins. Nous avons poursuivi cet engagement en faveur de l’inclusion de toutes les travailleuses et tous les travailleurs en soutenant les syndicats présents sur le terrain afin de protéger les travailleurs vulnérables et de leur donner les moyens d’agir.

Nous avons obtenu des engagements fermes de la part des gouvernements et des entreprises pour augmenter les salaires, ainsi qu’un consensus international sur le concept de salaire vital. Après des années de pression de la part de la CSI et du Groupe des travailleurs pour que l’OIT agisse dans ce domaine, nous sommes parvenus en février à un accord tripartite historique sur la définition du salaire vital. L’accord souligne la nécessité pour les gouvernements d’élever le niveau du salaire minimum jusqu’au salaire vital, appelle au renforcement du dialogue social et de la négociation collective sur les salaires, et donne mandat à l’OIT de fournir aux pays une assistance technique renforcée afin qu’ils améliorent l’adéquation des salaires.

Depuis lors, un certain nombre de multinationales et de grandes associations internationales d’entreprises se sont engagées à promouvoir le salaire vital. Nous devons dès maintenant œuvrer pour que ces promesses soient suivies d’actions de la part des gouvernements et des entreprises. Les salaires ne suffisent pas à fournir des moyens d’existence dignes à plus de 660 millions de travailleurs dans le monde — un travailleur sur cinq — qui travaillent mais vivent dans la pauvreté.

Malgré d’énormes défis, en 2024, les syndicats ont continué à faire avancer l’action climatique et les engagements en faveur d’une transition juste. A la COP 29 en Azerbaïdjan, nous avons été déçus par l’insuffisance des financements et la relégation du programme de travail sur la transition juste. Néanmoins, la CSI s’est assurée que les intérêts et les préoccupations des travailleurs étaient visibles en rassemblant une délégation de plus de 80 représentants syndicaux. Sous la prochaine présidence brésilienne de la COP, nous espérons pouvoir renforcer la visibilité des travailleurs lors de ces négociations clés sur le climat et approfondir notre plaidoyer en faveur de la transition juste.

Enfin, 2024 a été une bonne année en matière d’organisation et de renforcement du pouvoir syndical. Même dans les régions où la gouvernance démocratique est menacée, nous avons concentré nos efforts visant à obtenir des salaires équitables, la protection sociale et la négociation collective dans le cadre du nouveau contrat social. La CSI a également soutenu des initiatives syndicales visant à intégrer les travailleurs informels et les travailleurs des plateformes dans le mouvement syndical. L’unité et l’action collective restent les outils les plus puissants pour parvenir à la justice et à la dignité pour tous les travailleurs.

Après des années de campagnes syndicales en faveur d’une coopération fiscale internationale accrue, l’Assemblée Générale de l’ONU a finalement approuvé la marche à suivre pour élaborer une convention cadre des Nations Unies sur la fiscalité. En améliorant les mécanismes de collecte de l’impôt et en assurant une imposition équitable des sociétés multinationales et des personnes fortunées, cette initiative offrira aux gouvernements des pays en développement les ressources nécessaires pour lutter contre la pauvreté, créer des emplois décents et réduire les inégalités de revenu, et pour améliorer le niveau de vie des travailleurs.

Les revendications de la CSI pour un nouveau contrat social ont trouvé un large écho dans les engagements pris par les dirigeants du G20 l’an dernier de lutter contre la pauvreté et les inégalités, de renforcer le travail décent, d’étendre la protection sociale, de garantir la sécurité et la santé au travail, et d’améliorer la coordination fiscale internationale.

 

ACTRAV INFO: En juin 2025, l’économie informelle, deux projets de norme sur l’économie des plateformes et sur les dangers biologiques, et la Commission de l’application des normes seront au centre des discussions à la Conférence internationale du Travail. Qu’attendez-vous de ces discussions?

Luc Triangle: La CIT 2025 est une excellente occasion pour aborder certaines des questions les plus urgentes dans le monde du travail. Si l’économie informelle et l’établissement de normes sur les dangers biologiques et l’économie des plateformes sont essentielles, la Commission de l’application des normes (CAS) joue un rôle indispensable dans le respect des normes du travail. C’est la pierre angulaire du système de contrôle de l’OIT; elle constitue un forum vital pour traiter les violations graves des droits des travailleurs et offre à nos membres une plateforme où présenter leurs plaintes et œuvrer à des solutions.

Lors des discussions normatives, il est essentiel de parvenir à un résultat fort en ce qui concerne la convention et la recommandation sur les risques biologiques. Nous disposons d’un projet de texte solide issu de la dernière CIT, les syndicats du monde entier demandent maintenant une convention et une recommandation fortes pour protéger la vie et la santé des travailleurs. Il s’agira de la première norme juridique internationale traitant des dangers biologiques dans le monde du travail et d’un progrès bienvenu après l’adoption de la sécurité et la santé au travail (SST) en tant que droit fondamental en milieu de travail.

Nous ferons également pression pour que des progrès soient réalisés dans la lutte contre l’informalité. Il ne s’agit pas d’un phénomène naturel mais d’un choix basé sur la déréglementation, sur des modèles économiques qui exploitent la main-d’œuvre et sur l’absence de protections solides des travailleurs. Avec 58 pour cent de la main-d’œuvre mondiale travaillant dans l’économie informelle, il est crucial d’intensifier les efforts de mise en œuvre de la recommandation no 204 de l’OIT, qui fournit un cadre global pour la transition des travailleurs vers la formalité. Les syndicats sont à l’avant-garde pour organiser et représenter les travailleurs informels, plaider pour de meilleures conditions de travail, et sont tout à fait conscients des fortes dimensions de genre et de migration de l’informalité. Leur travail doit éclairer les discussions et renforcer les engagements en faveur de la formalisation qui permette d'éviter une plus grande informalisation de l’économie.

Ce travail est lié à la réglementation de l’économie de plateforme. Après des années d’activité, nous sommes arrivés à une étape décisive dans la résolution de ce grave problème qui atteint tous les pans de l’économie. Le mandat de l’OIT est fondé sur le principe selon lequel le travail n’est pas une marchandise, pourtant la gestion algorithmique des plateformes dépouille les travailleurs de leur humanité, les traitant comme des intrants dans un système mû par le profit. Ce modèle se nourrit des inégalités extrêmes et pousse les gens vers des emplois précaires pour survivre. La CIT doit saisir ce moment pour élaborer une norme contraignante qui garantisse aux travailleurs des plateformes les mêmes droits et protections que tous les autres travailleurs.

 

ACTRAV INFO: Du point de vue de la CSI, quels sont les principaux défis et opportunités pour les syndicats en 2025?

Luc Triangle: Syndicats et démocratie vont de pair; on ne peut avoir l’un sans l’autre. Cependant, nous sommes confrontés à des défis qui menacent les principes fondateurs de la justice sociale, de l’équité et de la démocratie. La montée de l’autoritarisme sape les droits syndicaux et l’espace plus vaste de la société civile. Les mouvements d’extrême droite, alimentés par le pouvoir des entreprises et la désinformation, prennent le contrôle des institutions qui protègent les travailleurs, puis les démantèlent. Ils sont encouragés par des politiques économiques qui aggravent les inégalités par des niveaux d’endettement insoutenables et des mesures d’austérité qui limitent la capacité des gouvernements à agir dans l’intérêt de la démocratie en investissant dans la protection sociale et les services publics.

Les transformations environnementales et technologiques posent aussi des défis singuliers à de nombreux travailleurs qui sont confrontés à l’incertitude, à la délocalisation des emplois et à des conditions de travail précaires. Les industries qui subissent ces changements rapides négligent souvent les impacts sociaux et économiques sur les travailleurs, parce que les travailleurs ne sont pas associés à la prise de décision. Cela met en évidence le besoin urgent de transitions justes et de politiques centrées sur les travailleurs.

Malgré cela, les syndicats sont idéalement placés pour saisir les opportunités de transformation. En 2025, la CSI fera campagne «Pour une démocratie qui tient ses promesses» pour les travailleurs. Nous ferons campagne avec nos organisations affiliées pour rétablir la confiance dans les institutions démocratiques et garantir que la voix des travailleurs est au cœur de la gouvernance. En positionnant les syndicats comme leaders dans la défense de politiques équitables centrées sur les personnes, afin de demander aux gouvernements de rendre compte des améliorations concrètes apportées au sort des travailleurs, nous pouvons contrecarrer l’autoritarisme et l’exploitation des entreprises.

La syndicalisation reste un puissant outil de changement. En amplifiant la voix des femmes, des jeunes, des migrants et des travailleurs informels, les syndicats peuvent étendre leur champ d’action et leur influence, et mener les revendications pour une régulation équitable, la création d’emplois décents et pour des économies durables.

 

ACTRAV INFO: Qu’attentez-vous du Sommet social mondial qui se tiendra en novembre 2025? La CSI a-t-elle des objectifs spécifiques pour ce Sommet?

Luc Triangle: Cette année, la CIT et le Sommet social mondial offrent aux syndicats des occasions cruciales de plaider pour des politiques audacieuses en matière de travail décent, de protection sociale et de droits des travailleurs.

Le Sommet doit se concentrer sur les défis majeurs qui touchent actuellement les travailleurs au niveau mondial. Il s’agit notamment de l’instabilité géopolitique, de l’accélération du changement climatique, de la montée des inégalités et de l’érosion des droits humains et de la démocratie. Ces problèmes ne pourront être résolus qu’avec une action coordonnée qui garantisse un avenir juste et équitable pour les travailleurs.

Il existe un lien essentiel entre la justice sociale, la paix et la démocratie et le Sommet doit le reconnaître. La déclaration du centenaire de l’OIT souligne l’importance d’une action soutenue de la part des gouvernements, des employeurs et des syndicats pour parvenir à la justice sociale et à une paix durable — des principes qui doivent sous-tendre l’ordre du jour du Sommet. La confiance dans les institutions démocratiques a atteint un niveau historiquement bas. Le Sommet offre la possibilité de rétablir cette confiance en exigeant que les travailleurs obtiennent une juste part des richesses qu’ils créent.

Le Sommet se déroule dans un contexte difficile où la défiance et les tensions règnent entre les peuples et leurs gouvernements mais aussi entre les gouvernements. Ces tensions sont toutefois dues à des décennies de mondialisation déséquilibrée, avec un modèle économique et commercial qui a échoué. Les pays riches, qui ont bâti leur puissance économique et politique sur le dos des pays en développement, ne font pas assez pour aider ces pays à construire des économies fortes et résilientes, assorties d’emplois décents et de systèmes de protection sociale solides.

C’est pourquoi les résultats doivent donner la priorité au nouveau contrat social dont l’élément central est l’Objectif de développement durable no 8. Cela signifie des engagements en faveur d’emplois décents et respectueux de l’environnement, d’une protection sociale universelle, de la formalisation du travail informel et de la promotion de l’égalité des sexes et de l’inclusion. Une transition juste pour les travailleurs affectés par les transformations climatiques et numériques devrait être au centre des préoccupations , avec des mesures de financement audacieuses permettant de les traduire en résultats tangibles. C’est la seule façon de réduire les tensions au sein des pays et entre eux et de rétablir la confiance.

Le dialogue social et le rôle des partenaires sociaux sont essentiels pour atteindre ces objectifs. Le tripartisme doit être reconnu comme un outil de gouvernance fondamental qui garantit l’inclusion des travailleurs, des employeurs et des gouvernements dans le processus. Par conséquent, l’OIT doit assumer un rôle de premier plan dans l’organisation du Sommet et l’application de ses résultats, en prenant appui sur son mandat unique et son cadre tripartite pour assurer la cohérence des politiques sociales et économiques à l’échelle mondiale.

Pour la CSI, la réussite de ce Sommet passe par l’intégration de ces priorités dans un plan d’action clair et réalisable, garantissant la responsabilité, l’inclusion démocratique et des progrès réels. C’est l’occasion de faire avancer la justice, la dignité et l’égalité pour tous les travailleurs, en plaçant les syndicats en première ligne du changement pour la transformation. Les travailleurs attendent et méritent de bons résultats.

 

ACTRAV INFO: Pour conclure, quel est votre dernier message à destination du mouvement syndical mondial?

Luc Triangle: En faisant le bilan de 2024 et en envisageant 2025, il est clair que le mouvement syndical mondial est une force puissante et unique au service de la justice, de l’égalité et de la dignité. Face à la montée de l’autoritarisme, à l’aggravation des inégalités et à l’instabilité climatique, nous avons prouvé que la solidarité et l’action collective pouvaient aboutir à des changements significatifs.

Cependant, les défis qui nous attendent nous obligent à nous unir, plus fortement que jamais. Nous devons poursuivre notre combat pour la démocratie, pour des salaires vitaux et des conditions de travail décentes, pour l’égalité de traitement de tous les travailleurs et la protection des droits fondamentaux. Nous devons continuer à promouvoir la vision d’un monde plus juste, plus durable, et centré sur les intérêts et les ambitions des travailleurs. Que ce soit par la défense d’un nouveau contrat social, la promotion de la justice climatique ou la lutte contre l’exploitation des travailleurs des plateformes et des travailleurs informels, les syndicats seront à la pointe de la lutte mondiale pour l’équité et l’inclusion.

Mon message à l’attention du mouvement syndical mondial est le suivant: restez unis, restez audacieux et déterminés. La voie à suivre ne sera pas toujours facile mais, ensemble, nous avons le pouvoir de relever les défis et de transformer le monde du travail.

Vous pouvez aussi être intéressé par

Nouvelle année 2025: Message de Maria Helena Andre aux syndicats

Message vidéo

Nouvelle année 2025: Message de Maria Helena Andre aux syndicats

Sharan Burrow, Secrétaire générale de la CSI: Quels défis pour les Syndicats en 2015?

Entretien

Sharan Burrow, Secrétaire générale de la CSI: Quels défis pour les Syndicats en 2015?

L'éducation des travailleurs au CIF-OIT : quelles opportunités pour les syndicats en 2025 ?

Entretien vidéo

L'éducation des travailleurs au CIF-OIT : quelles opportunités pour les syndicats en 2025 ?

Sharan Burrow: Quels sont les défis et les perspectives qui se présentent aux syndicats pour 2017?

Mouvement Syndical

Sharan Burrow: Quels sont les défis et les perspectives qui se présentent aux syndicats pour 2017?